Centre de tri de la poste du courrier international de Roissy en France, hub de centralisation des petits paquets et lettres de l'international de moins de 2 kilogrammes. Banc d'ouverture o l'on vide les sacs, travail ŽxŽcutŽ par 2 contr™leurs des douanes et 2 agents de la poste, dŽsignŽs et habilitŽs par les douanes franaises.

Au centre de tri du courrier international de Roissy, des agents des douanes et de La Poste vérifient le contenu des paquets.

© Jean-Paul Guilloteau/L'Express

Quand il s'écroule, les policiers qui l'ont "serré" pensent que le jeune homme joue la comédie. Normal : Abdel vient d'être interpellé en flagrant délit de vente de "shit" dans un hall d'immeuble de cette cité de Seine-Saint-Denis. Et son malaise soudain peut passer pour un stratagème destiné à gagner quelques minutes, le temps que les renforts, ses copains du quartier, arrivent. Dehors, des jeunes commencent à se rassembler, une petite foule menaçante bloque la porte du bâtiment. "Comment sortir de ce piège ?" s'interroge le commandant qui mène l'opération.

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Ce sont les pompiers qui vont forcer le blocus. Alertés par un témoin, ils déboulent toutes sirènes hurlantes et embarquent Abdel, dont l'état paraît de plus en plus sérieux, tandis que les enquêteurs en profitent pour se fondre dans l'obscurité de cet après-midi de novembre. Quelques minutes après son arrivée aux urgences, le jeune, supposé revendeur de cannabis, décède ; victime, l'autopsie le révélera, d'un arrachement de l'aorte. Il n'avait aucune chance de survivre...

Place Beauvau, au ministère de l'Intérieur, c'est la consternation. L'hypothèse d'une bavure est envisagée, même si les policiers assurent qu'aucune violence n'a été employée lors de l'interpellation. Le patron des flics de la Seine-Saint-Denis, le préfet Christian Lambert, met ses services en alerte. Les quartiers chauds du département vont-ils s'enflammer comme lors des grandes émeutes de 2005, après le décès au terme d'une course-poursuite de deux jeunes de Clichy-sous-Bois ?

Rapidement, la tension cède la place à l'étonnement. Les premiers résultats des investigations diligentées par le parquet de Bobigny viennent de tomber : le jeune homme n'a pas succombé sous les coups, il est mort d'une overdose de pilules contrefaites de Kamagra, un médicament indien copie du fameux Viagra.

Quelques heures avant son arrestation, Abdel a eu recours aux services d'une prostituée, racontent ses amis lors de leurs auditions. Pour préparer son rendez-vous galant, il a gobé l'une de ces "pilules chinoises" - leur appellation dans le quartier -, censée lui assurer la vigueur nécessaire pour rentabiliser son investissement.

De fausses pilules bleues hors circuit médical

Une pratique dont il semble coutumier, malgré les palpitations cardiaques qui l'inquiètent et pour lesquelles il a pris rendez-vous chez un médecin... "J'ai même découvert, à l'occasion de cette enquête, que certains jeunes avaient pris l'habitude de se bourrer les poches de ces "pilules chinoises" avant de partir en bordée dans les maisons closes belges ou allemandes", conclut un lieutenant de la PJ.

Ces loulous des cités ne sont pas les seuls à consommer des copies de la petite pilule bleue acquises en dehors des circuits médicaux. Le phénomène touche également des zones rurales, comme l'illustre une affaire qui a défrayé la chronique dans une bourgade du très chic Luberon, dans le Vaucluse.

Là, tout commence par un simple contrôle postal. Dans un centre de tri, des douaniers remarquent un paquet suspect expédié de la Thaïlande et adressé au patron d'une salle de musculation. Une perquisition est aussitôt organisée : elle permet de découvrir, derrière le comptoir d'accueil du club de gym, plusieurs centaines de cachets de nandrolone, un anabolisant qui favorise la croissance musculaire, ainsi que des paquets de pilules censées doper la vigueur sexuelle. Des produits évidemment destinés aux gros bras qui viennent "soulever de la fonte". Et qui ont perdu, à force d'ingérer des mixtures hormonales, tout appétit sexuel...

Le recours aux drogues sexuelles vendues sur Internet peut aussi avoir des causes intimes. Ainsi de ce M. Tout-le-Monde qui débarque aux urgences d'un hôpital de province pour un malaise cardiaque. Aux médecins qui l'interrogent, il répond avoir consommé un médicament pour lutter contre le "dysfonctionnement érectile", un produit acheté en pharmacie. Mais, après quelques heures, pressé de questions par les urgentistes, qui craignent une erreur de dosage du fabricant, le patient reconnaît avoir commandé sa pilule sur la Toile : il éprouvait de la honte à consulter son médecin habituel.

Analysé, le produit révèle une concentration cinq fois supérieure à celle admise par les laboratoires officiels... "La seule raideur qu'il aurait pu en tirer, c'est la raideur cadavérique", conclut un pharmacien.

812 300 médicaments saisis en moins d'une semaine

Ces trois faits divers ne suffisent certes pas à prouver l'existence d'un marché clandestin français. Mais cette hypothèse prend corps quand on examine les détails de l'opération anti-contrefaçons de médicaments "Pangea VI", dont L'Express a pu se procurer les conclusions, jusqu'alors inédites.

Tout commence le 18 juin 2013, dès 6 heures du matin. Dans les centres de tri postal où se concentre le courrier international, à Roissy ou à Marseille, des agents des douanes saisissent paquets et enveloppes et les glissent dans un scanner qui en révèle le contenu. Ces dizaines d'envois ont été ciblés. Les douanes ont, grâce aux organismes de paiement en ligne qui leur ont ouvert leurs fichiers, identifié les transactions passées avec les sites des contrefacteurs.

Des forums ont été infiltrés et des messageries, pourtant codées, ont révélé leurs secrets aux spécialistes de la gendarmerie. "C'est la plus grosse opération de ce type jamais menée", se félicite Aline Plançon, commissaire de police, responsable, pour Interpol, du dossier de la contrefaçon de médicaments.

Cette "razzia sur la chnouf" des temps modernes entraîne la saisie, en moins d'une semaine, de 812 300 médicaments, dont 668 700 à l'aéroport de Roissy. Plus intéressant, encore, ce coup de pied dans la fourmilière permet de savoir avec précision quels sont les médicaments achetés par les Français sur le marché clandestin. Et les analyses menées ultérieurement sur les saisies confirment que la grande majorité des commandes concernent les "médicaments érectiles".

Selon Nicolas Barraud, de la Direction générale des douanes et droits indirects, ces substances représentent 60,4 % des prises, contre 17,8 % pour les dopants musculaires, 3,8 % pour les amincissants, 2,4 % pour les médicaments utilisés comme stupéfiants, 1,6 % pour les crèmes blanchissantes et, enfin, 14 % pour les substances issues de la médecine chinoise.

Les sites Internet de La Poste et de FranceTélévisions piratés

Reste à savoir si les Français, gros consommateurs de médicaments "classiques" et accros aux anxiolytiques, ont un comportement comparable avec des dopants "interdits", ou bien s'ils sont victimes du marketing agressif des nouveaux dealers, qui multiplient les ruses pour vendre leurs produits contrefaits.

Outre la publicité sur les sites pornographiques dont ils sont souvent les fondateurs, les pionniers de ce commerce clandestin s'appuient sur de massives campagnes de spams, ces "pourriels" qui inondent les boîtes de courrier électronique. Mais des procédés bien plus sophistiqués viennent de frapper La Poste et, comme peut le révéler L'Express, France Télévisions.

Jusqu'à la mi-décembre, les internautes qui surfaient sur les pages "courrier international" du site de La Poste se voyaient, en effet, proposer du Viagra à 0,58 euro la pilule, ou du Cialis, à 0,40 euro... Selon les techniciens de l'entreprise publique, les pirates se sont emparés de pages Internet qui devaient être bientôt désactivées.

Ces repaires ont, depuis, été détruits par les informaticiens de La Poste, qui attendent désormais que Google efface les liens qui associent le nom de leur entreprise au commerce du Viagra ou du Cialis contrefaits. "Les responsables de Google sont sensibilisés au problème, cela ne devrait pas être difficile", assure un spécialiste du trafic de médicaments.

Même problème pour la chaîne de télévision France 5, dont l'émission Les Maternelles apparaît en tête de liste lors des recherches Internet destinées à dénicher un fournisseur de ces pilules copiées, le forum en ligne de cette émission étant truffé de messages de faux patients renvoyant tous à des sites de revente de contrefaçons. Alertée par L'Express, la direction de la chaîne a fermé les pages litigieuses.

Qui se cache derrière ces piratages informatiques ? Selon un spécialiste de la lutte contre le trafic chez Pfizer, le laboratoire américain créateur du Viagra, une dizaine d'organisations internationales se partagent le marché clandestin. Chacune de ces filières serait composée de financiers, vraisemblablement liés aux grands groupes mafieux ; de "nourrices" qui stockent les médicaments importés d'Inde ou de Chine avant de les réexpédier aux acheteurs, de préférence depuis une adresse européenne pour rassurer les consommateurs français ; et, enfin, de petits malins de l'informatique.

L'homme que les chasseurs de médicaments contrefaits reconnaissent comme l'un des maîtres des circuits clandestins s'appelle Igor Gusev. Ce Russe de 33 ans, recherché par la police de son pays et fiché à Interpol, serait l'un des acteurs majeurs des actuelles campagnes de vente en ligne de pilules du sexe. Déjà riche à millions grâce à de multiples opérations de "spamming", Gusev dirigerait toujours, dans l'ombre, un réseau de "franchisés" qui perçoivent un pourcentage sur chaque vente réalisée par le site dont ils sont responsables.

Quant aux produits expédiés, on y a, parfois, retrouvé de la mort-aux-rats ou de l'encre d'imprimante censée imiter le bleu du Viagra... "Certaines de ces pilules contrefaites sont simplement inefficaces, mais d'autres peuvent tuer, leur dosage en substance active étant aléatoire", insiste un technicien de la lutte antifraude. Il ne faut pas confondre le frisson de la roulette russe et les plaisirs du sexe...

Des faux médicaments très rentables

Protégée par son système de santé et son réseau de pharmaciens, la France doit pourtant affronter la menace grandissante du trafic de médicaments contrefaits. La vente en ligne par des sites illégaux qui assurent la livraison à domicile s'est imposée comme la principale filière, et l'attention des douaniers se concentre donc sur le fret express postal.

En 2012, 90 000 saisies de faux médicamentsont ainsi été effectuées, soit 299038 comprimés dépourvus d'autorisation de mise sur le marché (AMM) et 568 kilos de produits pharmaceutiques divers. La plupart des colis provenaient d'Inde, de Chine et de Hongkong, et contenaient des anti-inflammatoires, des antalgiques, des antiseptiques ou des dopants, ainsi que des copies de médicaments destinés à combattre les troubles de l'érection, en nombre sans cesse croissant. Une tendance confirmée par les résultats de l'opération "Pangea VI", qui a permis la saisie de 812300 médicaments au printemps 2013.

A l'échelle mondiale, les bénéfices du trafic de médicaments sont estimés à 75 milliards de dollars. Cette contrebande est jugée, au minimum, dix fois plus rentable que le trafic de drogue.

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